<h1>Noelfic</h1>

[Confédération][2] Rêves Mécaniques


Par : Gregor

Genre : Science-Fiction , Action

Status : Terminée

Note :


Chapitre 30

Publié le 19/01/13 à 13:49:11 par Gregor

3. (2/2)

A l'heure prévue, les bâtiments d'appuis lancèrent leurs carcasses métalliques dans les cieux flamboyants. Le Colossus, parallélépipède terne poussé par la langue bleuté et vrombissante des moteurs à plasma, s'ébroua à leur suite. La myriades de transporteurs, essaim bourdonnant aux airs de guêpes grises et féroces, s'éleva dans un ballet orchestré à la seconde. Les communications fusèrent entre les vaisseaux, et dans un lent et majestueux geste inconscient, collectif, la masse se dirigea vers l'Est. La lueur du soleil fut éclipsé quelques instants par l'armada qui devait partir, accompagnant la besogne des hommes qu'elle convoyait.
Les soldats, nerveux, ruminaient leurs pensées. Je pouvais presque sentir l'angoisse feutrée perler des hauts-parleurs et des casques, les regards lourds et noirs s'épancher sure les sol poussiéreux, patientant jusqu'au moment fatidique où leurs engins se poseraient, que les ordres hurlés par les supérieurs secoueraient leurs sens. Quand la bataille ferrait rage, ils seraient libérés.
Mais l'heure n'était pas à la guerre. Pas encore.
Cyrill , statique durant le voyage, s'abandonnait entre les prières silencieuses et la contemplation de l'atmosphère monochrome, doux bleu du ciel nimbé de la lumière tamisé par les nuages d'altitudes. Puis la face du monde s'exposa à nos regards, dans sa rotondité et le silence de l'espace qui l'accompagnait. Le mille-feuille de strates atmosphérique se dévoilait sans pudeur, mystère naturel empreint de lyrisme, de questions sans réponses. Où commençait notre vie sous cette mince couche d'air ? Où se situait Vladivostok sur la surface arrondie de la Terre ? Les océans paraissaient se moirer d'un éclat trop profond, trop froid pour être réel. Les terres lointaines diffusait la lueur attiédie de l'astre solaire. L'Homme était invisible, d'ici. L'Homme et son œuvre. De vie ou de mort. De construction et de destruction. De folie et de raison. La puissance du Dieu-Machine me frappa avec violence, chahutant mes convictions, mon intimité sacré. Il n'était d'autre solution au destin de l'Homme. Rappel vivace et fugace, coup de poignard dans la gorge, teinté du sourire bienveillant de l'être métaphysique qui s'aventurait dans le monde des vivants. La clarté du message était incontestable. Nier l'évidence n'était que synonyme de vanité, d'inutilité. « Sauve ce monde tant que tu le peux. Et sers moi ». Sauver ce monde, et le servir ainsi. Servir le Dieu-Machine de tout mon être affermi par la beauté sur la barbarie abjecte des rebelles. Oublier l'espace d'un instant les contingences matérielles. S'extraire de sa condition de capitaine et de militaire, de jeune homme encore perdu entre le pouvoir et l'amour, l'amitié et l'autorité.
Et entrer en transe silencieuse face à l'immensité salvatrice du spirituel.

— Cyrill , soufflai-je dans un murmure.
— Gregor, un problème ?
— Je crois que j'ai eu une … Une vision.
— Une vision ?
Son regard suspicieux acheva de me faire reprendre pied dans la réalité. Les mots manquaient pour décrire précisément ce que j'avais pu entrapercevoir, mais un seul résumait l'état qui m'animait : extase.
— Le Dieu-Machine, poursuivit-je précipitamment.
— Tu as … Tu as vu le Dieu-Machine ?
L'aménagement du transporteur nous permettait d'avoir cette discussion assourdissante à l'écart des deux autres généraux, qui nous avaient dévisagé lorsque je m'étais levé, le visage sans doute animé par la puissance du message mécaniste. Près du sas, dans l'éclairage verdâtre délivré par les spots spécifiques, Cyrill me fixait sans haine.
— J'ai vu le Dieu-Machine. Je l'ai senti en moi … Et j'étais bien. Trop heureux presque. Il me montrait comment le servir en son nom propre … Je … Je ne sais plus vraiment comment, mais il m'a demandé de le faire.
— Gregor, calme toi, reprit Cyrill sur un ton amical, réconfortant. Tu sais que ce genre de manifestation est très rare, n'est-ce pas ? Qui plus est hors du Rezo. Es-tu sûr que …
— Non, coupai-je. Ce n'était pas Socrate ni autre chose. Ça ressemblait exactement à ce que j'ai vécu au premier contact avec le Seigneur Mécaniste. Comme de l'amour, mais bien plus profond, bien plus lointain. Trop puissant presque. Socrate ne serait pas capable de le faire. Rien ne serait capable d'y ressembler de toute façon.
Un silence gêné naquit entre nous. Tandis qu'il semblait concentré sur mes propos, une main glissé sur son menton et tapotant doucement ses lèvres, je tentais de prolonger outrageusement cet état de grâce. Mais la voix du Dieu-Machine avait reflué comme une vague trop chaude, trop puissante, me laissant pantelant et épuisé.
— Gregor, si jamais ce que tu as vu étais le Dieu-Machine …
— Ça l'était, crois-moi Cyrill .
— Gregor …
— S'il te plaît.
Je ne lâchai plus son regard, qu'il finit par baisser brusquement.
— Puisque c'est une vérité, alors considère que tu es le premier confédéré touché par la Grâce. Le premier, après les Très Saint Magister.
— Personne, vraiment ?
Il secoua la tête, et ajouta.
— Et j'espère que ce n'est pas un mauvais présage.

Lorsque le transporteur toucha terre sur le tarmac craquelé, la chaleur montait avec la cruauté d'un lion agonisant. Des crocs de poussières fouettaient les hommes et les émotions, l'intenable attente se muant en bête sanguinaire déchiquetant la motivation et le courage. Même ici, à vingt kilomètres des premiers troubles, la peur prélevait son tribu sur la guerre encore absente, déjà souligné par le vide de la mort qui attendait de prélever son dû.
Le mauvais présage fut vite balayé. Le Très Saint Magister avait suivi notre arrivée et nous souhaitait une rapide et complète victoire, quelque en soit le prix. J'avais de surcroît obtenu les pleins pouvoirs pour cette mission, un courrier magistral apportant foi aux paroles de l'holo qui déclamait les lignes vides mais riches du texte. Le pouvoir absolu sur Vladivostok. Maître de vie et de mort sur des millions d'individus, et grand prêtre d'un massacre que je prévoyais titanesque. J'ignorais encore tout de l'horreur de la situation qui viendrait rougir les ruisseaux et les champs alentours.
Rapidement, les généraux réunirent un quartier général opérationnel dans les locaux encore proprets de l'astroport. Tacticiens, cybernautes et officiers de communications déployèrent leurs matériels sans tarder, dévoilant la redoutable efficacité du poste de commandement. En une petite heure, tous étaient déjà prêt à exécuter la moindre de mes volontés, suspendus à mes lèvres. Une réunion informelle se dessina dans l'espace propre mais désuet d'un bureau enfoncé, tables et chaises rangés dans un coin. Feinutias et Badmund, raide et dignes, s’apprêtaient déjà à retransmettre tout ce qui pourrait s'échapper de mes propos.
— Dans combien de temps nos hommes seront-ils prêts ?
— Deux heures minimum, répondit aussitôt Feinutias. Quatre si nous rencontrons quelques avaries sans gravités. Et peut-être d'ici la nuit en cas de réel problèmes techniques.
— Qu'appelez-vous de « réels problèmes techniques », général ?
— Avaries moteurs sur un des transports massifs de troupes. Si les moteurs du Colossus ne pouvaient reprendre leur régime normaux à cause de la poussière ambiante par exemple.
— Admettons que cela arrive.
Il déglutit, mais poursuivit.
— Il faudrait réorganiser et étaler l'arrivée des troupes sur Vladivostok. L'effet de surprise serait complètement inexistant.
— Alors admettons que cela n'arrive pas. Général Badmund, d'autres informations à me communiquer ?
Feinutias retint un soupir de soulagement, mais le relâchement de ses épaules le trahit. Je ne lui en tenais pas rigueur. La pression était conséquente.
— Capitaine Mac Mordan, il faut que vous sachiez que le nombre de rebelle est en train de croître de façon alarmante.
— Combien sont-ils en ce moment ?
— Cinq mille. D'ici au moment où nous serons opérationnels, sept à neuf mille, selon les calculs possibles.
— De quoi nous inciter à plus de prudence et de rapidité … Et les Inquisiteurs ?
— Les cent cinquante-sept Nobles Officiaires de la Sainte Cléricature Mécanique prennent en ce moment leurs quartiers dans un des hangars de l'astroport.
— Sont-ils au courant de la situation actuelle et prévisionnelle ?
— Une réunion a lieu dans quelques minutes.
— Parfait. Qu'aucun élément ne leur soient tenus cachés. Même les plus confidentiels ou classés.
Badmund blêmit. Ses lèvres tremblèrent, prête à protester, mais il se retint.
— Bien, capitaine.
— Si Socrate abuse de chacun de nous en manipulations rusées, il faut que nous soyons au clair sur sa nature d'intelligence artificielle contaminante. Je ne veux pas être pessimiste, mais il se pourrait que nous jouions la viabilité de la Confédération.
La crainte d'échouer voila leurs traits, le temps d'un souffle. Mais comme à chaque fois, ils se résignèrent. Ils me saluèrent et quittèrent le bureau, me laissant seul.

Les Inquisiteurs non plus ne protestèrent pas. Je ne doutais plus d'être craint ou haï à présent, certains me rejetèrent sans hésitations, et quelques mots venimeux fusèrent. Un claquement de pince ramena les éléments les plus récalcitrants à retrouver un minimum d'ordre.
— Socrate est une hérésie, mes chers frères. La pire de toute, soyez en sûr. Voilà pourquoi je vous demande la plus totale confiance dans nos manœuvres et la plus complète obéissance. Il en va de l'avenir de la Confédération. Je ne vous demande pas d'adhérer ou non à ce que les tacticiens ont prévus pour cette nuit. Je ne vous demande pas d'y mettre un peu de vous, non. Je veux que vous en soyez convaincu. Que la seule solution pour les impies sera la soumission.
Je marquai une pause.
— La soumission par la rédemption. Ou bien ce sera la mort.
Des regards pétillèrent de sadisme. J'avais touché la fibre sensible de leurs consciences. Cette corde vibrante qui les liaient au culte mécaniste, dévoilant leur courage et leur bas instincts tout autant que leur noblesse d'esprit et leur redoutable intelligence. Les Inquisiteurs attendaient cette occasion de restaurer l'ordre sur une mission aussi importante. Et moi, Gregor Mac Mordan, l'un d'entre eux, je leur offrais l'hérésie de Vladivostok sur un plateau d'argent. Un plateau rempli jusqu'à ras-bord d'images sanglantes et de corps tordus, d'âmes torturés et de désirs vains. L'ordre surpasserait le chaos. Le mal serait vaincu par le mal.

Trois heures s'écoulèrent lourdement. Les préparatifs s'étaient déroulés selon les prévisions établies, et les transporteurs s'apprêtaient à décoller à nouveau. La poussière ambiante n'avait pas encore surchargé les grilles de filtration, les moteurs se maintenaient à des régimes habituels. Quinze mille militaires et trois cent cinquante Nobles Clercs s'engouffraient dans la brèche de la bataille à venir, Vladivostok et son port englué appelant l'attention de chacun avec une nonchalance glacée.
Un escadron de transporteurs lourdement armés s'envola au dessus de nos têtes. Une trentaine d'appareils hurlaient au vent, engloutissant les quelques kilomètres avec déraison. Le tremblement léger des explosions et les corolles grisonnantes se répandirent, quelque part vers le sud. Le bleu du ciel se teinta de couleurs morbides. Le signal était lancé.
— Puisse le Dieu-Machine nous bénir, murmurai-je.
Les deux généraux face à moi opinèrent du chef. L'armada s'élança lourdement.

A la tombée du jour, les quartiers nord qui s’étalaient entre les collines, quelques avenues larges, la voie du transsibérien et le bras maritimes aux eaux froides nous appartenaient. Le centre de la cité se trouvait encore à trois kilomètres, mais la tête de pont tiendrait. Les bombes à guidage utilisées par les chasseurs aériens avaient ruinés l'alimentation électrique des plus gros réseaux, aveuglant les rebelles. Lorsque les transports de troupes s'engagèrent sur les immeubles rectilignes et monotone qui dessinaient de pâles figures géométriques vues du ciel, un nettoyage rapide faucha une centaine de civils et tout autant de cyborg armées jusqu'au dent. Quinze minutes plus tard, quelques rues nous appartenaient, sans concessions aucunes. Et le manège dura jusqu'au soir.
Je décidai de suspendre l'offensive et de lancer un ultimatum de huit heures aux forces menées par le biais de Socrate. A l'aube naissante, un émissaire ennemi fut envoyé jusqu'à mon quartier général, la tête haute et le regard empli de haine. Nous n’eûmes pas besoin d'échanger un seul mot. Il cracha à mes pieds, me fixant fiévreusement, cherchant la colère dans mon attitude. Je haussai un sourcil, avant de me reprendre.
— Appelez les Nobles Clercs.
L'homme fut ferré. Je ne le revis plus. La clarté de la réponse fit tonner les canons et les gueules échauffées des fusils avec plus d'ardeurs que la veille. Nos soldats poussèrent jusqu'au cœur de la vieille ville, auprès de la gare désuète, des maisons de pierres et d'immeubles datant de la période soviétique. Les rues se dévoilaient, mettant en scène mort et jeux absurdes de courses tragiquement achevées. Un cyborg encore jeune renversé par la violence d'un coup de feu. Une fillette fauchée par le coup définitif d'une main contre sa nuque. Les retransmissions arrivaient régulièrement jusqu'à nous, et je me contentais d'assister calmement à la scène, patientant jusqu'au moment où ma présence serait réellement utile. La chaleur du jour se chargea du remugle des corps agonisants, du sang crépitant et répandu sur le bitume brûlant, des tripes épandues en joyeux festins que des bandes de chiens errants venaient se disputer avec hargne. La journée se termina sur un bilan tragiquement sordide de plusieurs centaines de morts du coté adverse de la ligne, et une poignée de victimes du notre. Le port nous appartenait, ainsi que l'intégralité du centre-ville. Quelques avaries dans nos rangs nous contraignirent à cesser l'offensive pour la nuit. Les armes se turent, quelques tirs sporadiques résonnèrent en filigrane dans la nuit.
Au troisième jour, de frêles barricades dressées à l'est du centre nous interpellèrent. Grenades et incendiaires artisanaux fleurirent en mauvais bouquets, semant un trouble sanglant dans nos troupes. A midi, six cent des nôtres étaient blessés, gravement brûlés. Le front se stabilisa, et laissa l'après-midi emporter dans une relative quiétude l'est de la ville. Les tacticiens se montraient nerveux à cause de ce contretemps. Je préférai les laisser réfléchir quant à une solution acceptable pour reprendre la totalité de la place. La nuit fut plus fraîche, et les cocktails Molotov encore fumant disséminèrent quelques incendies, lavant et léchant nombre de bâtiments aux vitres explosés, pendant architecturaux de cadavres urbains encore allongés dans les rues.

Dès le quatrième matin, la situation changea radicalement. Les barricades de la veille existaient toujours. Pire encore, elles semblaient plus massives. La présence militaire n'empêchait pas une foule plus grosse et plus colérique de braver la ligne de feu pour renforcer l'ouvrage. Irréguliers, les coups de feu n'étaient plus que les souvenirs d'une bataille mal engagée. La ligne de front se déroulait à présent sur près de quinze kilomètres, isolant l'Est, le Sud et l’île Rouski du continent. L'enclave devint rapidement infranchissable, et une épidémie de diphtérie se répandit comme une traînée de poudre parmi les civils. L'inflexibilité des rebelles et l'enlisement général de la situation furent les fossoyeurs de milliers de femmes et d'enfants. Lorsqu'au bout de douze jours, les civils furent autorisés à ressortir de l'enclave, plus de la moitié manquaient à l'appel. Sur les six-cent mille habitants, quatre cent mille ne furent jamais identifiés. Malgré la vigilance des unités en charge du triage à la sortie, on estimait qu'une bonne centaine de cyborg avaient pu s'échapper. La Sainte Cléricature était au bord de l'insubordination, piaffant d'impatience face à quelques victimes et beaucoup de sang. Le soir-même , je promulguai la Question comme loi absolue sur le territoire libéré de la ville. Les Inquisiteurs s'approprièrent la cité avec une redoutable efficacité, aidés par quelques militaires zélés et pieux. Deux cent douze renégats furent regroupés avant la fin de la nuit, menés en files jusqu'aux quartiers nord, et parqués sur le terrain bétonné d'une école. Ils attendirent patiemment leur heure.

Certains avaient subit un traitement de neutralisation des centres nerveux de la douleur. Ceux-ci furent insensibles aux arrachages de doigts et énucléation sordides, qui les laissèrent au contraire rire comme des bienheureux. Je vis les plus impatients Inquisiteurs les convertir avec une violence qui les laissa au bord de la mort, le regard vidé et l'esprit définitivement anéanti. Avec une ironie propre à ce corps religieux et militaire, ces mêmes hommes furent d'efficaces assistants. Et lorsque le dernier individu traité contre la douleur fut à nouveau soumis, l'horreur des tortures repris avec une violence rare.
On hurlait. On suppliait, on criait grâce. Les sincères furent peu nombreux, mais accueillis avec une clémence réelle. Poussés et embrigadés, nombre d'hommes légèrement mécanisés s'étaient retrouvés dans la situation bien malgré eux. Le pardon tomba sur eux avec le tranchant du couperet. Ils ne subirent pas un sort très différent des plus récalcitrants, à peine moins cruel. Les noms se répandirent. Une tête local fut bientôt identifié dans le lot des rebelles. Questionnée. Assujettie. Laissée aux bons soins des cybernautes qui avaient ordres d'en faire un exemple de Pardon. Et le nom de l'instigateur tomba, comme la nuit qui arrivait sur la ville. Quatorze jours s'étaient écoulés depuis le début du conflit, et malgré l’œuvre efficace des Inquisiteurs, la situation se stabilisait avec paresse depuis bien trop longtemps à mon goût .

— Je ne sais rien.
Son ton inflexible laissa une moue contrite prendre place sur mon visage. Le genou gauche, cagneux et toute en courbe, tressaillit sous l'assaut d'une mèche hurlante. L'acier de la perceuse fractura les cartilages, jusqu'à ce qu'un craquement sinistre ne retentisse. La voix de l'homme explosa, cri bestial, pleurs silencieux.
— Toujours rien ?
Il secoua la tête.
— Reprenez caporal.
— Avec joie, mon capitaine.
L'engin se lança à nouveau à l'assaut du membre. Un flux d'hémoglobine gicla en ruisseaux écœurants. L'homme blêmit, le visage agité de convulsions inquiétantes.
— Clonazépam et adrénaline. Je refuse qu'il fasse un malaise.
L'injection réveilla le prisonnier, accompagné d'un cortège de sanglots et de plaintes rauques.
— Je le répète : où se situe votre fameux Téodoruz ?
— Je … Je ne sais pas … capitaine.
Je haussai les épaules.
— Vous savez, cela m'ennuie vraiment de devoir aller chercher l'information à la source. Vos petits amis nous ont affirmés que vous le saviez. Et je suis disposé à croire qu'ils ne mentaient pas .
Il secoua à nouveau la tête.
— Dans ce cas, je vais être au regret de passer à une méthode vraiment moins amicale.
Le caporal lâcha la perceuse. Sa main droite, un implant rutilant taché de sang séché, dévoila une série de trodes.
— Sondez le, caporal.
Il ne se fit pas prier. Les tiges se ruèrent sur la nuque du prisonnier, qui se convulsa pathétiquement. Quelques secondes plus tard, il reposait calmement sur la table, mais le caporal arborait un sourire qui me rassurait.
— Sur l’île, mon capitaine. Logé dans un casemate militaire, sur le spatioport en construction. Et ils ont de quoi faire sauter le chantier
Je lâchai un juron, me repris aussitôt.
— Pardonnez moi, caporal. Le spatioport … Ça n'arrange pas vraiment nos affaires. Serait-il possible qu'une équipe de reconnaissance survole le terrain et fasse le nécessaire pour confirmer les dires ?
— Je m'en occupe, répondit joyeusement Cyrill .
La senteur des chairs malmenés l'avait adouci. Son efficacité redoutable l'avait rendu méconnaissable, presque apaisé, heureux de remplir enfin son office.
— Le plus tôt sera le mieux.
— J'y comptais bien.
Il s’apprêtait à sortir de la salle de classe, et se retourna une dernière fois, inclinant légèrement la tête avec déférence, et ajoutant, moqueur :
— Mon capitaine.
Je patientais dans une pièce contiguë. Le bruit strident des instruments menait un concerto malsain avec les cris horrifiés des rebelles capturés. Dix minutes plus tard, le ronronnement caractéristiques des transporteurs bruissa. Nouvelle attente, une demi-heure en compagnie d'une solitude crasse, lavant à l'eau tiède les substances organiques qui avaient salis mon corps.
Cyrill entra sans frapper, bien moins guilleret qu'à son départ. Pas de documents en papiers dans ses mains , qui se tortillaient nerveusement et trahissaient sa réponse.
— Il avait raison, lâcha—t-il.
Je réprimai un nouveau nom d'oiseau. Cyrill fixait le sol, bien au fait de ce que signifiait le rendu de la situation.
— Ils sont inaccessibles, commenta-t-il.
— Sauf à sacrifier tous les soldats présents ici, peut-être même le double, répondis-je d'un ton froid.
— Mais, la Question …
— La Question n'est pas remise en cause, coupai-je. L'efficacité de la Sainte Cléricature commence à porter ses fruits parmi la population sous notre contrôle direct, tu l'as bien vu.
— Ça ne suffit pas.
— Cyrill , j'ai bien peur qu'il ne nous faille trouver une solution tout aussi radicale au problème. Mais bien plus expéditive.
— Quelle genre de solution, Gregor ?
Je me levai. Le parquet craqua. Une odeur de craie et de poussière emplissait l'air.
— Celle qui va nettoyer pour de bon la région. Pour des siècles. Et prouver que ni la Confédération, ni la Sainte Cléricature ne plaisantent avec l'ordre.
Il blêmit.
— Tu comptes vraiment utiliser tous les moyens ?
— Pas tous les moyens. Le moyen d'expurger un bon coup cette saleté de rébellion. Mais il faudra plusieurs heures de préparations. Peut-être une journée entière.
— Le colonel Eldward, souffla-t-il.
— Très bonne déduction, Cyrill . Ta perspicacité ne cessera jamais de m'étonner.
— Ne crains-tu pas que le Très Saint Magister désapprouve ? Que cette intervention ne ruine la réputation de l'Inquisition ?
— Aucun risque. Je suis le légataire du Très Saint Magister pour nettoyer Vladivostok. Et la situation exige une mesure aussi exceptionnel que ça.
Il resta silencieux de longues secondes. Je lui tournai le dos, fixant l'extérieur, la cour envahit de feuilles mortes soulevées par la brise marine.
— Nous avons beaucoup de travail, Cyrill . Il faudra avoir les reins solides.
— Bien sûr, Gregor. Je suis prêt à t'obéir.
— Encore heureux, répliquai-je en ricanant.
Cyrill se détendit aussitôt. Ma technique était toujours aussi efficace pour lui rendre son cynisme habituel.
— Contact les officiers de l'Inquisition. Je veux que d'ici une heure, la Sainte Cléricature sache quoi faire. Même si nous ne rendons pas cette ville loyale, nous ferrons payer très cher l’insurrection. Demande aussi aux officiers en charge des communications de m'obtenir au plus vite un entretien avec le Colonel Eldward. Et avise moi de la situation au quartier général, d'ici une heure maximum.
— Est-ce tout ?
Un rire étouffé me prit.
— Oh non Cyrill , répliquai-je, l’œil mauvais. Ça vient juste de commencer.

— Capitaine Mac Mordan.
— Mon colonel, déclarai-je en le saluant.
— Mes hommes m'ont informés d'une demande assez particulière concernant Vladivostok … Je dois bien dire que j'étais à la fois étonné et ravi de l'apprendre. La situation est devenu si complexe ?
— Mon colonel, malgré l'efficacité de nos hommes, leur courage et leur dévotion, la masse des infidèles n'a pas cessé d'augmenter. L'ile Rousski est devenue un véritable camp retranché qui compte cinquante à soixante-mille rebelle.
Le regard de l'officier parla pour lui. Un regard glacé par les implants, mais dont le froncement de sourcil indiqua clairement son agacement.
— Je ne suis pas là pour vous juger, capitaine.
— Je n'en doute pas mon colonel.
— Et je suppose que l'armement spatial vous semble être la solution la plus efficace qui soit.
— Tout à fait, mon colonel.
— Je ne peux pas vous interdire d'y avoir recours. Vos prérogatives sur Vladivostok et ma parole lors du dernier conseil sont vos meilleurs arguments, je ne reviendrais pas dessus. Mais permettez-moi de vous rappeler que les canons exotiques sont des instruments qui peuvent ruiner plusieurs dizaine de kilomètres carrés en une fraction de seconde. Vladivostok est également un centre de transit important, et le chantier de l'astroport est engagé depuis de longs mois. Comprenez également, capitaine, que je ne prendrais pas la responsabilité de vos actes si vous êtes amené à en répondre devant le Très Saint magister.
— J'entends clairement votre point de vue, mon colonel. La réalité de la situation exige hélas un moyen radical pour mater la rébellion. Engager les hommes dans un assaut frontal coûterait des milliers de morts inutiles. La Sainte Cléricature ne peut non plus intervenir décemment dans une région aussi instable, et face à l'ampleur du soulèvement ainsi qu'à la volonté des rebelles, l'Inquisition pourrait ne pas s'en remettre.
— Ils sont conscients qu'ils peuvent mourir, capitaine.
— Je le sais, mon colonel. Mais je ne veux pas prendre de décision sacrificielles discutables là où il convient à présent de frapper un grand coup. Il faut marquer les esprits. La Confédération ne doit pas s'abaisser à des considérations éthiques face à l'ennemi. L'ennemi qui a de quoi dynamiter le chantier en construction, et les dépôts de minerais.
Eldward se figea, dubitatif.
— Le chantier dites-vous, capitaine ?
— Absolument , mon colonel
Nouveau silence.
— Vos arguments sont valides, capitaine. Je dois cependant en discuter avec mes tacticiens, pour évaluer la meilleure façon de procéder. Vous avez mon aval sur le principe, mais nous nous recontacterons dans deux heures pour discuter des modalités d'actions. D'ici ce délai, je vous serais gré de faire évacuer les troupes au sol sur l'arrière base établie à Artem. Assurez-vous que tous les hommes soient sur celle-ci d'ici à douze heure.
— Bien reçu, mon colonel.
La communication fut sèchement conclue. Je me détendis. Je m'attendais à devoir batailler plus longtemps pour obtenir l'aval du Colonel Eldward. Mais celui-ci avait su se montrer perspicace, capable d'entendre mes dires. J'étais rassuré, mais pas complètement débarrassé du sentiment d'avoir en partie échoué. Mon plan initial se révélait un désastre militaire. La Sainte Cléricature avait pu sauver l'honneur en embarquant les quelques centaines de rebelles interpellés, et je ne désespérais pas de mener une dernière rafle dans les rangs ennemis. J'avais lancé un assaut punitif une vingtaine de minutes avant l'entretien, et j'attendais à présent d'en voir les effets.
Le soutien indéfectible de Cyrill se révélait précieux dans ces moments de doutes. Son attitude et son efficacité me rappelaient que j'étais moi aussi parti intégrante de ce système, que je n'avais que peu de craintes à avoir concernant une sanction disciplinaire. L'astroport et les terminaux condamnés, les dommages collatéraux seraient minimes. Cyrill en profita pour entrer à cet instant, me sortant des réflexions où j'étais plongé.
— Un message de la rébellion, Gregor.
— Pour nous dire qu'ils vont tout faire sauter ?
Il acquiesça.
— Les imbéciles. S'ils savaient ce qui leur pend au bout du nez.
— Le Colonel Eldward a accordé son aide ?
— Absolument. Il faudra faire évacuer les soldats stationnés sur la ligne de front.
— Quel délai ?
— Deux à six heure. Le plus tôt sera le mieux.
— Bien entendu, Gregor. Je me charge de contacter la logistique.
— As-tu des nouvelles concernant l'expédition, Cyrill ?
Un sourire mauvais fit glisser ses lèvres.
— En cours. L'est du port est à feu et à sang, mais un groupe de rebelle est assailli en ce moment. On table sur mille à deux mille prisonniers.
— Excellent. Voilà qui devrait sauver l'honneur de la Sainte Cléricature.
— Et te donner plus de poids pour agir par la suite. Tu sais Gregor, certains parmi nous remettent en cause ton efficacité.
Je haussai les épaules.
— Je sais, Cyrill . Et ça ne change rien. A moins d'avoir rasé la ville dès le premier jour, il n'y aurait pas eu beaucoup de solutions avec les moyens techniques que nous avions. J'aurais du demander plus.
— Peut-être pas. Les armes exotiques te permettront de frapper fort d'un seul coup et de lancer un message sans équivoque. Et puis … Les rayonnements ne les tueront pas tous.
Je repensais à l'expérience tragique de Bételgeuse. Cyrill y avait perdu son corps après tout. Il tiendrait là sa revanche sur les impies et les hérétiques.
— Trêve de bavardage, lançai-je d’une voix plus forte. Nous avons du travail. Je compte sur toi pour me faire parvenir un compte rendu régulier de la situation jusqu'à ce que la ligne de front soit évacué. Idem pour l'expédition punitive.
— Toutes les demi-heures ?
— Ce serait parfait.
Et il me laissa seul. A nouveau.

Comme convenu, le Colonel Eldward me contacta à nouveau. L'entrevue fut technique, fixant l'utilisation d'un canon à rayonnements exotiques au petit matin. Cela nous laissait une dizaine d'heure pour évacuer complètement la ville, un délai plus long qu'initialement accordé. Cyrill fit son troisième compte-rendu après l'entretien rapide, me confirmant que l’expédition se déroulait selon les prévisions. Une poche à l'est du port étaient prise en tenaille, un quartiers de maisons hautes et de ruelles donnant sur de grandes rues, facile à encercler. Deux mille cinq cents rebelles y étaient coincés. J'aurais pu forcer la chance, relancer un assaut conventionnel, mais la rébellion avait l'avantage. Du terrain, car les collines environnantes seraient de parfait pièges pour nos hommes. Et de la situation, avec le minage certain de l'astroport et des installations de débarquement des minerais.
A la nuit tombée, l’évacuation commença réellement. Les soldats les plus éloignés du front embraquaient sur les transports de masses. Le matériel était soigneusement rangé, le génie militaire détruisant méthodiquement toutes traces de nos usages sur les locaux provisoires des quartiers du nord de la ville. Avant minuit, près de la moitié des troupes étaient en sûreté. Une pause de deux heures fut marquée, afin de débarquer ce qui devait l'être, et de reprendre le ballet des rapatriements. Sur la ligne de front, l'obscurité aidant, les zones les moins sensibles furent dégarnis avec soins. Vers quatre heure, seul un petit millier de soldat tenait le change dans le centre-ville , face aux barricades les plus inquiétantes. La poche encerclé des rebelles était maîtrisé depuis longtemps, vidé de son contenu qui patientait sur la place de la gare. Tous furent embarqués sans ménagement. A cinq heures, plus un seul homme confédéré n'était disposé dans la cité.
L'espace aérien serait étroitement surveillé jusqu'à l'heure programmée. Les rares fuyards qui auraient tentés de s'échapper seraient systématiquement abattus. Pendant une heure, une tension sourde pulsa parmi nos hommes. Par acquis de conscience, j'avais envoyé un ultimatum quinze minutes avant l'explosion. Il fut refusé tout net par les rangs ennemis, qui, comprenant la situation, entamèrent de faire sauter le pont reliant l'île Rousski au continent. Un flash illumina la nuit, suivi du tremblement discret de l'acier s'effondrant dans l'eau. La détermination des rebelles, l'action désespérée qu'ils comptaient mener, prouvaient définitivement que des moyens conventionnels ne seraient pas venus à bout de la vermine. Ma relative naïveté face à Socrate aurait pu mener à bien pire. Je remerciais en secret l'intervention du Colonel Eldward. Sans lui, la situation aurait viré à la boucherie, au cauchemar vivant.

Le soleil naissait l'est. Une lueur orangée qui s'élevait de l'horizon, porteuse de jour. Le vent forcit, la température chuta brusquement. Et au sud, l'air trépida presque imperceptiblement. Un craquement sinistre résonna, comme si la Terre se fendait sur des centaines de kilomètres. Dans la lumière naissante, les collines qui nous protégeaient de la vue de Vladivostok se parèrent de gerbes sombres, leur silhouette devint un flou inquiétant, instable. Pendant de longues secondes, il n'y eut plus qu'un brouillard de matière. Aussi rapidement qu'il était arrivé, le grondement reflua . Un éclair nous éblouit, la lumière transperça nos rétines et nous aveugla de longues secondes. Un vent brûlant balaya la base, hurlant dans nos oreilles. Certains des soldats durent s’asseoir pour reprendre pied avec le réel. La lumière disparut. Laissant à voir l'amas informe de terre vitrifié. Spectacle d'apocalypse qui emprisonnait la presqu’île sous une couche de silice fondue épaisse de plusieurs mètres, déformant affreusement la topographie du terrain.
Les enregistrements orbitaux qui me parvinrent quelques minutes après la fin de l'explosion, dans le calme relatif et terrifiant qui s'était empara de la base, n'étaient guère moins sinistre. La ville vue du ciel semblait s'être dédoublée pendant de longues secondes, donnant une impression d'images géméllaires, faussée. Puis la lumière recouvrit tout, disparaissant rapidement. Le port n'était plus qu'un méplat grisonnant irisé par les rayons rasants du soleil. Les bâtiments semblaient figés dans une gangue indistincte, presque vivante. Le détroit s'était asséché sur une grande largeur, ne laissant plus à voir qu'un fleuve de vapeur fumante. L’île Rousski, quant à elle, cachait sous ses formes déchiquetées les lignes monumentales du spatioport. Des traits sans substances, masqués par l'épaisseur de la couche vitrifiée. L'image zooma longuement sur un recoin du chantier, et dévoila, avec une horreur glacée, les visages des rebelles figés dans l’éternité.
Vladivostok était morte.

Aucune exclamations de joie ne vint troubler le camp. La rigueur et l'ordre, le serment scandé pieusement par les Nobles Clercs troubla le silence matinal. Les soldats, d'un seul mouvement, posèrent genou à terre. Je restai debout, trop conscient des enjeux de la scène. La victoire totale et écrasante avait plongé dans un sommeil éternel des dizaines de milliers de vies. Le visage d'une femme criant d'effroi, pour toujours silencieuse, malgré l’œil froid des caméras, me poursuivrait très longtemps. Une responsabilité que j'assumais de prendre, quel qu’en soit le prix futur.
Cyrill s'approcha, la mine hésitant entre triomphalisme et prudence. Un sourire apaisé berçait son visage, l'éclat des ses implants oculaire diffusant une lueur violacée.
— Gregor ?
— Oui Cyrill ?
— Il semblerait que tout soit terminé.
— Constat rhétorique, mon cher Cyrill . Deviendrais-tu poète ?
— Un sacré compliment de ta part, dis moi …
La répartie me fit sourire à mon tour. Je poursuivis.
— Fais contacter le Colonel Eldward. Je souhaiterais le remercier de son intervention et l'assurer de ma loyauté.
— Ton sens du devoir t'honore. Aurais-tu peur de te sentir un peu trop glorieux ?
— Je n'ai rien fait, Cyrill . Rien de bien concret.
— Commander des milliers d'hommes et en perdre une fraction négligeable me parait raisonnable.
— Une fraction négligeable, ce n'est pas un nombre raisonnable. C’est encore trop.
Il posa une main sur mon épaule.
— Tu as été un exemple pour nous tous. J'ai été fier de servir à tes cotés et sous tes ordres pour cette mission. La Confédération peut être fier elle aussi, et l'Inquisition tout autant. Et tu sais très bien combien je t'apprécie maintenant.
Nos débuts houleux n'avaient plus rien à voir avec nos relations actuelles. Un sentiment de camaraderie et de fraternité nous liait définitivement. Nous n'étions plus que deux frères d'armes.
— Je le sais, Cyrill .
Son sourire énigmatique sur les lèvres, il s'éclipsa sans mot dire, me laissant seul avec la brume qui commençait à se faire plus épaisse.
Le camp fut levé rapidement. Après avoir reçu l'appel du Colonel Eldward qui me félicitait chaudement et que je remerciais avec sincérité, j'envoyai une équipe de reconnaissance sur le terrain. Une heure plus tard, d'autres clichés inondèrent les terminaux com, photos d'une région recouverte de verre comme une tenace neige hivernale. La cité était méconnaissable. Un champ de ruine aux lignes courbes, adoucis, qui accrochaient toujours l'éclat du soleil d'une teinte irisé, malsaine. Rien n'avait survécu, c'était une évidence.
Avec la certitude d'avoir accompli ma mission, je notifiai un message à l'adresse du Très Saint Magister. Un compte-rendu succin qui l'informa de la situation, en attente d'ordres pour notre retour.
Badmund et Feinuthias patientèrent à mes cotés, jusqu'à ce que l'ordre de retour s'échoue sur mon terminal personnel. Un ordre en forme de récompense.
« Par le Dieu-Machine, la Confédération acclame son nouveau héraut, le capitaine Mac Mordan ».
Je n'affichai qu'un sourire poli à mes deux supérieurs, qui retrouvaient à cet instant leurs hiérarchies habituelles. Mais intérieurement, j'exultai. La reconnaissance tant attendue arrivait enfin.
Les deux généraux m'exprimèrent leur satisfaction d'avoir servi à mes cotés. En redevenant un simple capitaine-inquisiteur, je pouvais à présent me retirer dans une relative sérénité. C'était sans compter sur l'invitation que me firent les deux hommes à prononcer un court discours aux hommes. Je ne pus rechigner, et malgré le manque de temps, je m'exprimai une demi-heure plus tard face à une foule compacte. Sans fausse modestie, je les remerciais pour leur courage et leur loyauté, leur dévotion, sans quoi la rébellion serait devenu une catastrophe bien pire. Ils avaient sauvés l'humanité, et je n'avais fait que les servir. Avec habileté, j'inclinai la tête à leur égard. Je reçus un concert d'acclamations, à mon plus grand étonnement, peu assuré par mon effet de manche. Ma tenue orale laissait clairement à désirer, je notai cette faiblesse pour la retravailler plus tard.
L'après-midi fut plus concrète. Dix mille hommes seraient rapatriés avant la fin de la journée. Le reste suivrait dans la semaine. La Sainte Cléricature laissait également un contingent sur place, afin de palier à d'éventuelles mais improbables fuites. Sécurité élémentaire que je ne pouvais qu'approuver.
Les généraux me trouvèrent une place auprès du premier transporteur qui fut en mesure de m’accueillir. Seul avec Cyrill , nous nous échappâmes de la chaleur montante. Civimundi nous tendait les bras. Des bras qui attendaient leurs héros.

Un crépuscule, troublé par les assauts d'une nuit fraîche et glacée, nous accueillit avec douceur. Astoport sud, toujours bercé de relents de benzène et d'ozone, identique en tout point à ce que nous avions quitté voilà quelques semaines . Le premier octobre deux-mille-cent vingt-six, l’écrasante victoire de la Confédération contre la rébellion sibérienne prenait des allures de triomphe sans fanfare ni comité exubérant, couronnant de lauriers les héros de la nation. La seule compagnie octroyée à notre égard se résumait à la présence sèche et silencieuse d'un sergent qui nous salua à la sortie du transporteur. Accompagnement vers la base et procédures d'identifications passées, nous nous retrouvions menés vers un transport luxueux, une voiture ronflante et rutilante où les ultimes rayons des l'astre mourant jouaient de concerts sur la carrosserie couleur d'ébène. Un chauffeur nous installa sans joie, et je dus lui tirer les vers du nez pour apprendre que nous nous dirigions vers un quartier relativement distant de la Palais. Sur ordre du Très Saint Magister, on nous convoyait vers Saint Cloud, dans une villa cossue aux airs de vacancières usagée, coincée dans une époque insouciante, vieille de deux siècles.
Le trajet dura une bonne demi-heure, temps durant lequel ni Cyrill ni moi ne chercha à engager la conversation. Nous étions physiquement épuisés, encore abrutis par le poids de la victoire. Encore trop loin de Civimundi, dans l'attente guerrière qui nous avait étreint à Vladivostok. Nous ne réalisions pas que la mission venait de s'achever, brutalement, impitoyablement.
Les murs garnis de vigne vierge nous saluèrent d'un bruissement sec, balayés par le vent du sud qui nous cueillit alors que nous sortions du véhicule. Le chauffeur démarra aussitôt, nous laissant seul face à la bâtisse éclairée comme un arbre de Noël.
— Au moins, nous sommes attendus, souffla Cyrill .
— J'aurais préféré un peu de calme, confiai-je d'un même ton à demi couvert.
— Il faudra patienter.
— Visiblement.
Cyrill engagea le premier son pas sur l'allée en gravillon, et frappa lourdement à la porte. Un serviteur mécanisé nous ouvrit, se fendit d'une courbette qui lui fit toucher le sol, et referma derrière nous. Une chaleur bienveillante distillait des effluves de bois sec dans la demeure. Un feu ronflait dans l'âtre d'une cheminée de marbre, quelque part dans un salon que j'aperçus au rez-de-chaussée.
— Leurs Seigneuries désirent-elles quelque chose en particulier ? S'enquit l'hôte de ses lieux.
— Fais savoir à notre bienfaiteur que nous le remercions chaudement. Et arrange toi pour que deux champs de stases soient en état de nous accueillir dans moins d'une heure.
Il se courba à nouveau, et se retira sans un bruit.
— Charmant accueil, nota Cyrill .
— Je pensais être reçu dans un endroit plus fréquenté. Mais visiblement, nous sommes seuls.
— Une solitude bienvenue. Je suis épuisé.
— Je comprends, Cyrill .
— J'espère que les caissons seront prêts.
— Il y a un canapé, déclarai-je en désignant le salon. Tu peux toujours aller t'allonger.
— Vous êtes trop bon, votre Seigneurie, railla Cyrill .
Je souris.
— J'ai besoin d’appeler Até. Qu'elle sache que tout va bien.
— Je suis persuadé que le succès de la mission a déjà fait le tour des réseaux d'informations. Mais ne t'en fais pas...
Il s’éclipsa à son tour. Rapidement, je trouvais un diffuseur holo discret dans un autre salon, tout aussi cossue, ourlée de tapisseries outrageusement coûteuses et de tenture de velours rouge. Un endroit fardé de luxe, qui me dérangeait presque après la rudesse et la poussière sibérienne.
Até ensommeillée se fendit d'un bonjour plus visuel que sonore. Son ventre s'était élargi, le petit être qui nichait en elle prenait plus de place. Mais elle semblait presque malade, blafarde.
— Je vais bien, ne t'en fais pas, m'assura-t-elle. Le médecin dit que tout se passe à merveille.
— Tant mieux.
Elle fut succincte, m'embrassa avec la tendresse de mots simples, évidents.
Dans la nuit francilienne, l'holo diffusa longtemps les traits tirées de ma femme figée dans le temps, sur les murs luxueux d'un salon bourgeois.

Trois jours s'écoulèrent dans une maison calme, où le silence se ponctuait souvent d'appel d'officiels me félicitant du succès de la mission. Je remerciais chacun d'entre eux avec la même froide et respectueuse distance, tandis que les visages et les voix défilaient comme autant de jalons au bord d'un chemin enherbé. Cyrill sonda plus rapidement que je n'aurais pu l'espérer la situation au sein de l'Inquisition. Les Nobles Clercs qui avaient servis à mes cotés étant tous rentré, il y régnait un climat de victoire que ne venait plus entacher la question de ma nature. J'eus le loisir de constater que parmi les officiels me présentant leurs respects figuraient les co-légats austères. Ils me parurent soudain plus vivables.
Le quatrième matin, un appel prioritaire nous informa de l'imminence d'une entrevue auprès du Très Saint Magister. Le serviteur avait sorti à mon attention une cape flambant neuve où brillait les insignes de ma titulature, et la présence d'une opulente fourragère argenté qui pendait noblement. Je m'habillai seul, et rejoignait le hall. En sortant, j'eus la surprise de constater que ce n'était plus une simple voiture mais un transporteur qui patientait dans les jardins de la villa. Après un bref salut au pilote, Cyrill et moi embarquions pour un court périple au dessus des quartiers ouest de Civimundi. Doucement, le cœur de la ville se rapprocha, et l'engin se posa auprès de l'antique Hôtel de Ville. Nouvelle voiture, nouveau voyage zigzaguant entre ses congénères moins rapides, arrêt à l'opéra Garnier. Une troupe de soldats d'élite gardaient l'entrée, une attitude et un regard franc comme témoins de leur activité. Le chauffeur prit la peine de nous escorter jusqu’en haut des quelques marches qui se dessinaient devant les arcatures blanches. Une porte fut poussée, nous pénétrions dans le palais. Une surprise de taille nous y attendait.
Inuë se tenait bien droit, recouvert d'une cape au tissu identique. Une cape grise veinée de rouge, recouvrant son corps massif, laissant deviner la puissance de ce dernier. A ses cotés, Flinn. Même attitude digne, même air noble et sec, mais dont le regard ne dégageait pas cette aura étrange propre aux hybrides. L'éclat rouge de l'implant oculaire d'Inuë illuminait son visage d'une force paisible, contenue.
— Capitaine, entama le gouverneur Naneyë.
— Je suis heureux de vous revoir, répondis-je avec bonhomie.
— Moi aussi, Noble Seigneur. Surtout ici. Surtout avec Flinn à vos cotés.
— Vous avez fait un travail remarquable. Toujours aussi brillant, mais plus calme, plus obéissant. Je ne peux que me réjouir de l'avoir placé aux bons soins de la Confédération.
— Et nous de compter un futur Inquisiteur dans nos rangs.
— Capitaine, poursuivit le cyborg extraterrestre, le Très Saint Magister vous attend sur les terrasses de la coupole.
— Vous êtes au courant ? M'étonnai-je.
— Une bonne partie de l'état-major l'est. Et un bon nombre de ceux présents ici s'attendent à une décision importante dans l'heure qui suit.
Je n'avais plus de cœur, mais le souvenir de celui-ci fit un bond dans ma poitrine. Je ne voulais pas m'imaginer trop rapidement la scène.
— Quelque chose en rapport avec la victoire ?
Mon interlocuteur hocha la tête, et reprit.
— On parle d'une nomination au poste de Commandus Magnus, capitaine. Si tel devait être le cas, sachez que je serais honoré de servir sous vos ordres.
— Je n'en doute pas, Noble Seigneur. Mais attendons la décision du Très Saint Magister.
— Bien sûr, capitaine.

Un sous-officier m'invita à le suivre. Cyrill s’apprêtait à venir, mais le sergent indiqua que seule ma présence était demandé. Je gravis une série d'escaliers, traversait les longs et magnifiques couloirs de l'opéra, me retrouvant quelques minutes plus tard sous le ciel lumineux de Civimundi. Une vue époustouflante me saisit, mélange subtile de percées haussmanniennes, d’antiques monuments, de tours vertigineuses et de perspectives plus vertes, naturelles, où se mirait la lumière encore naissante du jour.
Seul sur l'avancé en bois précieux, la silhouette du Très Saint magister se dressait, évidente. Je m'approchai, posai genoux à terre, courbait la tête.
— Très Saint Magister.
— Capitaine Mac Mordan.
Il se retourna, dévoilant son visage détendu, apaisé. D'un geste, il m'invita à me relever.
— Il semblerait que la Confédération te doive à nouveau une fière chandelle Gregor. Le sang des Standberg serait-il aussi celui des héros ?
— Monseigneur …
Je rougis de plaisir, contenant difficilement mon contentement. Le noble cyborg reprit, d'un ton coulant.
— Je suis personnellement ravi de la tournure qu'on prit les événements sur Vladivostok. Tu as écrasé la vermine avec tellement d'audace que je doute devoir reprendre les quelques dommages collatéraux.
— Monseigneur, m'empressai-je de répondre, je suis profondément navré pour le chantier du spatioport ainsi que la destruction des terminaux marchand.
— On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs disait l'adage. Ce ne sont pas quelques installations portuaires et spatiales qui vont remettre en cause le courage de tes actes. Et puis Vladivostok restait un dangereux site nucléaire.
La baie et le port pullulaient effectivement de déchets du siècle passés. Sous l'eau, ils rouillaient et contaminaient tranquillement une partie importante de la région.
— Un prêté pour un rendu, ajouta-t-il. Et que dire de l'action de la Sainte Cléricature Mécaniste ? Un travail d'orfèvre, une dévotion sans faille. Je veux que tu te charges d'adresser en personne mes félicitations aux Nobles Clercs qui y ont participé. Je les citerais également à l'ordre méritoire du Globe Mécanique.
— Monseigneur, c'est trop d'honneur.
— Je ne pense pas, répondit-il en se fendant d'un sourire.
Un courant d’air balaya l'espace.
— Gregor, je veux que tu saches également que je te maintiens dans tes fonctions d'Inquisiteur de capitaine confédéré. Je veux créer une unité un peu particulière qui servira de liaison entre les armées régulières et la Sainte Cléricature, pour expurger rapidement toute tentative de rébellion. Ton travail remarquable ferra de toi le chef naturel d'une telle mission permanente.
Ce ne fut pas le bonheur qui me déstabilisa, mais la déception. Loin des propos et des idées que je m'étais fait en venant ici.
— Monseigneur, osai-je rapidement, sans évaluer la situation, des bruits courraient sur une éventuelle nomination au poste de Commandus Magnus.
— Tu pensais y prétendre je suppose ?
Nulle colère dans sa voix, mais la fermeté avisée d’une décision purement pesée.
— Monseigneur, veuillez excuser la stupidité de mon attitude, déclarai-je d'un ton respectueux en me courbant jusqu'au sol.
— Gregor, je m'attendais à une telle attitude de ta part. D’une façon certaine, c’est une place qui te revient de droit. L'héritier de la Confédération devrait pouvoir se positionner au plus près du pouvoir. Au plus près du pouvoir, mais pas encore en pleine lumière. Je ne doute pas de tes compétences et de ton attachement aux valeurs que tu portes et que tu défends en notre nom à tous, mais il fallait te préserver encore un peu. Une telle position exige discrétion et disponibilité, ce que n'offre pas vraiment le titre de Commandus Magnus. D'autre part, les tensions existantes au sein de la Sainte Cléricature rendraient ta position délicate. Je sais quel genre de mots se promènent dans la bouche de certains inquisiteurs et de trop nombreux techno-moine. Ta légitimité serait trop discutable au vu de ton parcours. Tu as sauvé la Terre, mais ironiquement, cela ne suffira pas. Trop tôt pour beaucoup trop d’individu. Me comprends-tu ?
Je le comprenais, mais je n'acceptai pas. La douceur de son ton n'avait d'égal que la cruauté de la situation. L'état-major était prêt, j'en étais persuadé ! Les appels et les félicitations des cinq colonels, d'une bonne partie des corps militaires réguliers, et même des deux co-légats. Le soufflet était douloureux. Je serrais les dents.
— Je ne peux que me plier à votre décision, Très Saint Magister. Celle-ci est la plus sage d'entre-toute.
— Je ne te demande pas de me donner raison. Simplement d'accepter la situation.
L'idée de le bousculer par dessus le parapet m'effleura l'esprit. Une rage sourde me brouillait la vue.
— Bien entendu, monseigneur. Je ne suis que votre humble serviteur, et j’exécuterai vos ordres sans faillir.
— Tu l'as déjà fait deux fois. Je ne doute pas de ta loyauté.
— Très Saint Magister …
Il se rapprocha, et d'un geste, me fit signe de me remettre debout.
— Tu réintégreras tes quartiers auprès de la Palais. Il faudra quelques jours pour que je puisse donner un statut à ta légion personnelle. Trouver les bons éléments, même si je pense que le major Beik , le lieutenant Inuë et l'aspirant Flinn seront déjà des valeurs sûres.
— Très Saint Magister, je vous remercie de votre décision.
— Un prêté pour un rendu, Gregor. Rappelles-t-en.
Il sourit à nouveau. Aveugle de la situation ou trop cynique pour en laisser montre. J'inclinais à nouveau la tête.
— A présent, va Gregor.
— Très Saint Magister.
Notre séparation fut brève. La colère me brûlait, plus violente que jamais.

Commentaires

Gregor

11/12/11 à 16:21:40

Merci de ta lecture Yankee :-)

Yankee-Six

11/12/11 à 15:35:19

"? Benito, bénis-moi"

J'avoue avoir un eu un gros rictus :noel: Bref, j'aime bien, mais franchement la S-F c'est vraiment pas pour moi, et je l'accroche moins que Alter Ego. Pourtant le style d'écriture est mieux, mais, il manque quelque chose. Quoi ? J'en sais trop rien. Appelons ça "le truc". Il manque ce "truc". Bonne chance pour la suite :)

Vous devez être connecté pour poster un commentaire